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précipita avec les cadets pour les aider à relever le blessé, au risque d’être arrêté sur-le-champ et pendu. La nature humaine est pleine de ces contrastes.

Ainsi finit la tragédie de la vie d’Alexandre II. On n’a pas compris qu’un tsar qui avait tant fait pour la Russie ait pu mourir de la main des révolutionnaires. Pour moi, qui fus le témoin des premières tendances réactionnaires d’Alexandre II, tendances qui n’avaient fait que s’accentuer graduellement ; pour moi, qui avais pénétré la dualité de sa nature et reconnu en lui l’autocrate né, dont la violence n’était que partiellement atténuée par l’éducation, — l’homme plein de bravoure militaire, mais dépourvu du courage de l’homme politique, ayant de fortes passions, mais une volonté faible, — il me semblait que cette tragédie s’était déroulée avec l’inévitable fatalité d’un drame de Shakespeare. Le dernier acte du drame était déjà écrit pour moi, le jour où je l’entendis nous adresser son allocution, à l’occasion de notre promotion au grade d’officiers, le 13 juin 1862, immédiatement après qu’il eut ordonné les premières exécutions sanglantes en Pologne.

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Une terreur folle s’empara de la cour de Pétersbourg. Alexandre III, qui en dépit de sa texture colossale et de sa force n’était pas très courageux, refusa de s’installer au Palais d’Hiver et se retira à Gatchina dans le palais de son grand-père, Paul Ier. Je connais cette vieille forteresse à la Vauban, entourée de fossés et protégée par des donjons, du sommet desquels des escaliers secrets mènent au cabinet de travail de l’empereur. J’ai vu dans ce cabinet les trappes à travers lesquelles on peut tout à coup précipiter un ennemi sur les rochers à pic, dans l’eau qui se trouve au pied du mur, et l’escalier secret qui conduit aux cachots, ainsi qu’à un passage souterrain ouvrant sur un lac. Tous les palais de Paul Ier avaient été construits sur un plan analogue. Pendant ce temps, une galerie souterraine, munie d’avertisseurs électriques automatiques, destinés à empêcher les révolutionnaires