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hommes les plus intelligents que j’aie jamais rencontrés. Ses jugements sur les événements courants et sur les hommes étaient si justes et marqués au coin d’un si rare bon sens qu’ils étaient souvent prophétiques. Il était aussi un des plus fins critiques de la nouvelle littérature socialiste et il ne se laissait jamais prendre au simple étalage de belles paroles ou de prétendue science.

Herzig était un jeune commis de Genève ; c’était un homme réservé et timide, qui rougissait comme une jeune fille quand il exprimait une pensée personnelle ; et qui, ayant accepté, après mon arrestation, la responsabilité de poursuivre la publication de notre journal, apprit, par la seule force de sa volonté, à écrire très bien. Boycotté par tous les patrons de Genève, il tomba avec sa famille dans une véritable misère ; il n’en continua pas moins à soutenir le journal, jusqu’au moment où celui-ci put être transféré à Paris.

Je pouvais me fier complètement au jugement de ces deux amis. Quand Herzig fronçait le sourcil et murmurait : « Oui, bien, cela peut aller, » je savais que cela n’irait pas. Et quand Dumartheray, qui se plaignait toujours du mauvais état de ses lunettes, lorsqu’il lui fallait lire un manuscrit mal écrit et qui préférait pour cette raison lire les épreuves de mes articles, interrompait sa lecture pour s’écrier : « Non, ça ne va pas ! » — je comprenais aussitôt que quelque chose ne marchait pas, et je cherchais à découvrir la pensée ou l’expression qui avait provoqué ce mouvement de désapprobation. Je savais qu’il était inutile de lui demander : « Qu’est-ce qui ne va pas ? » Il m’aurait répondu : « Eh ! ce n’est pas mon affaire ; c’est la vôtre. Ça ne va pas ; c’est tout ce que je vous dis. » Mais je sentais qu’il avait raison, et je m’asseyais simplement pour retoucher le passage, ou bien, prenant le composteur, je composais à la place un nouveau passage.

Je dois avouer que nous avions aussi de durs moments à passer avec notre journal. A peine en avions-nous publié