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pervers, mériterait simplement une correction pour ce qu’il vient de dire. » Ce fut en vain. Après le théâtre, je discutai pendant des heures avec eux sur ce sujet, aucun d’eux ne put me comprendre ! »

Je partageais, naturellement d’une façon absolue la manière de voir de Tourguénev ; je lui fis cependant remarquer que ses mais appartenaient surtout à la classe moyenne et que là, la différence de nation à nation est en effet considérable. Mais mes connaissances à moi appartenaient exclusivement à la classe ouvrière et il y a une immense ressemblance entre les ouvriers, et, spécialement, entre les paysans de tous les pays.

Mais ce que je disais là n’était pas exact.

Quand j’eus fait plus ample connaissance avec les ouvriers français, je songeai souvent à la justesse de la remarque faite par Tourguénev. Il y a en effet un véritable abîme entre les idées qui règnent en Russie sur le mariage et celles qui existent en France, et cela parmi les ouvriers aussi bien que dans la classe moyenne. Sur un grand nombre d’autres questions il y a presque le même abîme entre le point de vue russe et celui des autres nations.

J’ai entendu dire quelque part après la mort de Tourguénev qu’il s’était proposé d’écrire un roman sur ce sujet. Si l’ouvrage a été commencé, la scène dont je viens de parler doit se trouver dans son manuscrit. Quel dommage qu’il n’ait pas écrit ce roman ! Lui, qui était foncièrement un occidental par sa manière de penser, aurait pu dire des choses très profondes sur un sujet qui devait l’avoir si profondément affecté personnellement durant toute sa vie.

De tous les romanciers de notre siècle, c’est Tourguénev, qui a certainement le plus haut degré de perfection artistique, et sa prose est pour les oreilles d’un Russe une véritable musique — une musique aussi profonde que celle de Beethoven. Ses principaux romans — la série des Dmitri Roudine, Une nichée de gentilhommes, A la veille, Pères et Fils, Fumée, et Terre Vierge, nous