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tu devais travailler à fomenter une révolution ? »

Que devais-je répondre ? Oui ! Mais alors on aurait tiré de ma réponse cette conclusion que moi, qui avais refusé de répondre aux gendarmes, j’avais « tout avoué » devant le frère du tsar. Il me parlait sur le ton d’un commandant d’école militaire qui essaierait de tirer des « aveux » d’un cadet. Je ne pouvais pas dire davantage : « Non » ; car cela eût été un mensonge. Je ne savais que dire et je restai muet.

« Tu vois bien ! Tu en as honte maintenant. » Cette observation m’irrita et je répliquai aussitôt d’un ton un peu tranchant : « J’ai répondu au juge d’instruction et je n’ai rien de plus à ajouter. »

« Mais comprends-moi bien, je te prie, Kropotkine, dit-il alors de son ton le plus familier : je ne te parle pas ici en magistrat instructeur. Je te parle comme homme privé, — tout à fait comme homme privé, » répéta-t-il en baissant la voix.

Un flot de pensées s’agitait dans mon esprit ; Devais-je jouer le rôle du Marquis de Posa ? Parler à l’empereur par l’intermédiaire de son frère de la désolation de la Russie, de la ruine des paysans, de l’arbitraire des fonctionnaires, de la perspective de famines terribles ? Dire que je voulais aider les paysans à sortir de leur condition désespérée, leur faire relever la tête — et par lui essayer d’influencer Alexandre III ? Ces pensées se succédaient rapidement dans mon esprit, jusqu’à ce qu’enfin je me dise en moi-même : « Jamais ! C’est de la folie !... Ce sont des ennemis du peuple et de pareilles paroles ne les changeraient pas. »

Je répondis qu’il restait toujours un personnage officiel et que je ne pouvais le considérer comme un homme privé.

Il se mit alors à me poser différentes questions. « N’est-ce pas en Sibérie, dans tes relations avec les Décembristes, que tu as puisé ces idées ? »

— « Non, je ne connaissais d’un Décembriste et je n’ai pas eu avec lui de conversations de portée. »