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c’est-à-dire pendant cent soixante-dix ans, les annales de cette messe de pierre qui se dresse au bord de la Néva, en face du Palais d’Hiver, ont été des annales de meurtre et de torture, pleines de récits d’hommes enterrés vivants, condamnés à une mort lente, ou poussés à la folie dans l’isolement des oubliettes obscures et humides.

C’est ici que commença le martyre des Décembristes qui arborèrent les premiers en Russie le drapeau de la république et de l’anti-esclavagisme, et on peut encore retrouver leurs traces dans la Bastille russe. C’est ici que furent emprisonnés les poètes Ryléïev et Chevtchenko, Dostoïevsky, Bakounine, Tchernychevsky, Pisarev, et tant d’autres de nos meilleurs écrivains contemporains ; ici que Karakosov fut torturé et pendu.

C’est ici, dans quelque partie du ravelin d’Alexis que fut enfermé Netchaïev, qui fut extradé par la Suisse pour un crime de droit commun, mais qui fut traité comme un prisonnier politique dangereux et ne revit jamais la lumière du jour. Dans ce même ravelin se trouvaient aussi deux ou trois hommes qui, d’après la rumeur publique, avaient été condamnés à la prison perpétuelle par ordre d’Alexandre II, parce qu’ils étaient au courant de certaines histoires du palais, que d’autres ne devaient pas connaître. L’un d’eux, orné d’une longue barbe grise, avait été vu récemment par un de mes amis dans la mystérieuse forteresse.

Toutes ces sombres histoires étaient évoquées par mon imagination. Mais mes pensées s’arrêtaient surtout sur Bakounine, qui, après avoir passé deux ans, après 1848, dans une prison autrichienne, rivé au mur par une chaîne, avait été livré à Nicolas Ier. Il resta enfermé pendant six ans dans cette forteresse. Et quand après la mort du tsar il fut enfin relâché, il était plus dispos et plus vigoureux après ces huit années de réclusion que ses camarades qui étaient restés en liberté. « Il a supporté cette existence, me disais-je, et il faut que je l’endure aussi ; je ne veux pas mourir ici. »