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détruisis après l’avoir lue. La seconde ne contenait qu’un innocent bavardage d’ami, je la gardai sur moi. Mais maintenant que j’étais arrêté, je pensai qu’il valait mieux la détruire aussi, et, demandant à l’agent de police de me montrer de nouveau son mandat d’arrêt, je profitai du moment où il fouillait dans sa poche pour laisser glisser la lettre sur le pavé sans qu’il s’en aperçût. Cependant, en arrivant au palais du gouverneur général, le tisserand la remis à l’agent en disant : « J’ai vu que Monsieur avait laissé tomber cette lettre sur le pavé, et je l’ai ramassée. »

Je dus attendre pendant de longues heures le représentant de l’autorité judiciaire, le procureur. Ce fonctionnaire joue le rôle d’homme de paille, destiné à couvrir les opérations de la police secrète et leur donner une apparence de légalité. Il fallut plusieurs heures pour le trouver et pour qu’il s’acquittât de ses fonctions de faux représentant de la justice. Je fus ramené chez moi et on opéra une perquisition en règle de mes papiers ; cela dura jusqu’à trois heures du matin, mais on ne put pas découvrir le moindre chiffon de papier compromettant pour d’autres ou pour moi.

De ma maison je fus amené à la Troisième Section, cette institution omnipotente qui a gouverné la Russie depuis le commencement du règne de Nicolas Ier jusqu’à notre époque — un véritable « État dans l’État ». Elle commença sous Pierre Ier par le « département secret », où les adversaires du fondateur de l’empire militaire russe furent soumis aux plus abominables tortures, au milieu desquelles ils expiraient ; celui-ci fut continué par la « chancellerie secrète » pendant les règnes des impératrices, à l’époque où la chambre de torture du tout-puissant Minich remplissait la Russie d’épouvante ; enfin elle reçut son organisation actuelle du despote de fer, Nicolas Ier, qui y rattacha le corps des gendarmes, si bien que le chef de la gendarmerie devint dans l’empire russe un personnage beaucoup plus redouté que l’empereur lui-même.