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parfaitement et nous n’avions qu’à modérer leur zèle.

C’est au milieu d’eux que je passais mes heures les plus heureuses. Le premier de l’année 1874, le dernier jour de l’an que je passai en Russie en liberté, s’est particulièrement gravé dans ma mémoire. La veille, je m’étais trouvé dans une société choisie. On avait parlé en termes nobles et enthousiastes des devoirs des citoyens, du bien-être du pays, etc. Mais une note dominait tous ces pathétiques discours : chacun des convives semblait surtout préoccupé d’assurer son propre bien-être, quoique personne n’eût le courage de dire franchement et ouvertement, qu’il n’était prêt à faire que ce qui ne compromettrait pas sa propre sécurité.

Des sophismes — et encore des sophismes — sur la lenteur de l’évolution, sur l’inertie des classes inférieures, sur l’inutilité du sacrifice, servaient de justifications aux paroles qu’on ne disait pas, et chacun ajoutait à toutes ces considérations l’assurance qu’il était prêt, lui, à faire tous les sacrifices. Je rentrai chez moi, pris tout à coup d’un dégoût prorfond au milieu de tous ces bavardages.

Le lendemain matin, j’allais à une de nos réunions de tisserands. Elle se tenait dans un sous-sol sombre. J’étais habillé en paysan et perdu dans la foule des assistants vêtus comme moi de pelisses de mouton. Mon camarade, qui était connu des ouvriers, me présenta par ces simples mots : « Borodine, un ami. » « Racontez-nous, Borodine, dit-il, ce que vous avez vu à l’étranger. » Et je leur parlai du mouvement prolétarien dans l’ouest de l’Europe, de ses luttes, de ses difficultés et de ses espérances.

L’assistance se composait surtout de gens entre deux âges. Ils étaient puissamment intéressés. Ils me posaient des questions, toutes à propos, sur des points de détail du mouvement ouvrier, sur le but de l’Internationale et sur les chances de succès ; puis venaient les questions relatives à ce que nous pouvions faire en Russie et aux résultats de notre propagande. Je n’atténuais jamais les