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grand de sympathiques amis soutenaient de diverses façons cette courageuse avant-garde. Notre cercle de Pétersbourg était en correspondance régulière, — toujours chiffrée, cela va sans dire, — avec une bonne moitié de cette armée de propagandistes.

Les ouvrages que l’on pouvait publier en Russie sous une censure rigoureuse — la moindre velléité de socialisme étant prohibée — furent bientôt considérés comme insuffisants et nous fondâmes à l’étranger une imprimerie pour nous-mêmes. Il s’agissait de faire des brochures pour les ouvriers et les paysans, et notre petit « comité littéraire » dont je faisais partie avait de la besogne par-dessus la tête. Serge écrivit deux brochures — une dans le style de Lamennais et une autre contenant un exposé des doctrines socialistes sous la forme d’un conte de fées — et toutes les deux furent très répandues. Les livres et les pamphlets imprimés à l’étranger étaient introduits en contrebande en Russie par milliers, centralisés en certains endroits et envoyés aux cercles ouvriers. Tout cela exigeait une vaste organisation ainsi qu’un grand nombre de voyages, et une correspondance colossale, particulièrement pour protéger de la police ceux qui nous aidaient et pour tenir secrets nos dépôts de livres. Nous avions des chiffres spéciaux pour les différents cercles des provinces, et souvent, après avoir passé six ou sept heures à discuter tous les points de détail, les femmes qui ne se fiaient pas à nous pour faire avec tout le soin désirable la correspondance chiffrée, passaient toute la nuit à couvrir des feuilles de papier de signes cabalistiques et de fractions.

La plus grande cordialité présida toujours à nos réunions. L’esprit russe répugne tellement à toute sorte de formalisme que nous n’avions jamais de président, et quoique nos débats fussent quelquefois extrêmement vifs, surtout quand on discutait des questions de programme, nous nous entendions toujours très bien sans être forcés de recourir aux formalités usitées en Occident.