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bras inexpérimentés, mais tous deux le faisaient avec plaisir ; personne n’aurait songé à reconnaître deux officiers déguisés dans la personne de ces robustes scieurs. Ils voyageaient sous ce déguisement depuis environ quinze jours, sans éveiller un soupçon et faisaient sans aucune crainte, à droite et à gauche, de la propagande révolutionnaire. Souvent, Serge, qui connaissait le Nouveau Testament presque par cœur, parlait aux paysans comme un prédicateur, leur prouvant par des citations de la Bible qu’ils devaient se révolter. Les paysans les écoutaient comme deux apôtres, les conduisaient hospitalièrement d’une maison à l’autre et refusaient d’accepter de l’argent pour leur nourriture. En quinze jours, ils avaient produit une véritable effervescence dans un certain nombre de villages. Leur renommée s’était répandue au loin à la ronde. Les paysans, jeunes et vieux, commençaient à s’entretenir en secret dans les granges au sujet des « envoyés » ; ils commençaient à dire, plus haut qu’ils ne le faisaient d’habitude, qu’on dépouillerait bientôt les grands propriétaires fonciers de leurs terres, et que ceux-ci recevraient en retour des pensions du tsar. Les jeunes gens devenaient plus agressifs vis-à-vis des agents de police, en disant : « Attendez un peu ; votre tour viendra bientôt ; vous autres Hérodes, vous ne gouvernerez plus pendant longtemps. » Mais la renommée des deux scieurs de long parvint aux oreilles de quelque fonctionnaire de la police et ils furent arrêtés. L’ordre fut donné de les remettre au prochain fonctionnaire de la police, à quinze kilomètres de là.

Ils furent placés sous la garde de quelques paysans et durent passer par un village qui célébrait sa fête patronale. « Quoi ? des prisonniers ? Très bien ! Venez donc, » disaient les paysans, qui étaient en train de boire en l’honneur de la fête.

Ils passèrent presque toute la journée dans le village, emmenés par les paysans d’une maison à l’autre, où on leur servait de la bière de ménage. Les gardiens ne se faisaient pas prier deux fois. Ils buvaient et insistaient