Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/35

Cette page n’a pas encore été corrigée

on engagea un précepteur français richement payé, M. Poulain et un étudiant russe misérablement rétribué, Nicolaï Pavlovitch Smirnov.

Des Français, débris de la Grande Armée de Napoléon, servaient alors de précepteurs à un grand nombre de fils de la noblesse moscovite. Tel était le cas de M. Poulain. Il venait de terminer l’éducation du plus jeune fils du romancier Zagoskine, et son élève, Serge, jouissait dans le Vieux Quartiers des Écuyers de la réputation d’être si bien élevé que notre père n’hésita pas à engager M. Poulain pour la somme considérable de six cents roubles par an.

M. Poulain s’installa avec son chien de chasse, Trésor, sa cafetière Napoléon et ses manuels français, et à partir de ce moment, il exerça son autorité sur nous et sur le serf Matvéï qui était attaché à notre service.

Son plan d’éducation était très simple. Après nous avoir réveillé, il préparait son café, qu’il prenait dans sa chambre. Pendant que nous préparions les leçons du matin, il faisait sa toilette avec un soin minutieux, ramenait ses cheveux gris de façon à dissimuler les progrès de sa calvitie, revêtait son frac, se parfumait et se lavait à l’eau de Cologne, puis descendait avec nous pour saluer nos parents. Nous trouvions notre père et notre belle-mère en train de déjeuner. Alors, nous approchant, nous récitions de la manière la plus cérémonieuse du monde : « Bonjour, mon cher papa, » et « Bonjour, ma chère maman, » et nous leur baisions la main. M. Poulain faisait une révérence très compliquée et très élégante en disant : « Bonjour, monsieur le Prince, » et « Bonjour, madame la Princesse, » après quoi la procession se retirait immédiatement et remontait l’escalier. Cette cérémonie se répétait tous les matins.

Alors commençait notre travail. M. Poulain ôtait son frac et prenait une robe de chambre, mettait sur sa tête une calotte de cuir et, se laissant tomber dans une bergère, il disait : « Récitez la leçon. »

Nous la récitions « par cœur, » d’une marque faite