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qui comprenait toutes les faiblesses humaines. Sur un point seulement elle était inexorable : « Un homme à femmes, » dit-elle un jour, en parlant de quelqu’un, et l’expression avec laquelle elle énonça ces paroles, sans interrompre son travail, est restée gravée dans ma mémoire.

Pérovskaïa était, jusqu’au fond du cœur, une « Amie du peuple » et en même temps une révolutionnaire, une militante loyale et ferme comme l’acier. Elle n’avait pas besoin de parer les ouvrières et les ouvriers de vertus imaginaires pour les aimer et travailler pour eux. Elle les prenait comme ils étaient et me disait une fois : « Nous avons entrepris une grande chose. Deux générations, peut-être, succomberont à la tâche et pourtant il faut qu’elle s’accomplisse. » Aucune des femmes de notre cercle n’aurait reculé devant une mort certaine ou devant l’échafaud. Toutes auraient regardé la mort en face. Mais pas une d’elles ne songeait à un pareil destin, à cette époque de simple propagande. Le portrait bien connu de Pérovskaïa est exceptionnellement bon ; il reflète aussi bien son courage réfléchi que sa haute intelligence et sa nature aimante. Jamais une femme n’exprima mieux les sentiments d’une âme affectueuse que Pérovskaïa dans la lettre qu’elle écrivit à sa mère quelques heures avant de monter à l’échafaud.

L’incident suivant montrera ce qu’étaient les autres femmes de notre cercle. Une nuit, nous allâmes, Koupréïanov et moi, chez Varvara B., à qui nous avions à faire une communication urgente. Il était minuit passé, mais voyant de la lumière à sa fenêtre, nous montâmes. Elle était assise à une table dans son étroite chambre et copiait un programme de notre cercle. Nous savions combien elle était résolue et l’idée nous vint de faire une de ces plaisanteries stupides, que l’on croit quelquefois spirituelles. « B., dis-je, nous venons vous chercher ; nous voulons tenter un coup un peu fou pour délivrer nos amis enfermés dans la forteresse. » Elle ne nous fit pas une question. Elle déposa tranquillement sa plume,