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Quelle base offraient de pareilles institutions pour entreprendre une lutte politique ?

Lorsque mon père me laissa en mourant sa propriété de Tambov, je songeai très sérieusement pendant quelque temps à m’établir sur ces terres et à consacrer toute mon activité au zemstvo local. Quelques paysans et les prêtres les plus pauvres du voisinage me priaient de le faire. Pour moi, je me serais contenté de n’importe quelle occupation, si humble fût-elle, pourvu que je pusse contribuer à élever le niveau intellectuel et à améliorer la condition des paysans. Mais un jour que plusieurs de ceux qui me donnaient ce conseil étaient réunis, je leur demandai : « En supposant que j’essaie de fonder une école, une ferme modèle, une entreprise coopérative, et que je prenne en même temps sur moi la défense des paysans de notre village qui a été dernièrement victime d’une injustice, les autorités me le laisseraient-elles faire ? » — « Jamais ! » répondirent-ils d’une voix unanime.

Un vieux pope à cheveux gris, un homme que tout le monde dans notre voisinage tenait en grande estime, vint me trouver quelques jours plus tard, avec deux chefs de sectes dissidentes influents et me dit : « Parlez à ces deux hommes. Si vous pouvez le faire, allez avec eux et, la Bible à la main, prêchez aux paysans... vous savez bien ce que vous devez leur prêcher... Pas une police au monde ne vous découvrira, s’ils vous cachent... Il n’y a pas autre chose à faire ; c’est le conseil que moi, vieillard, je vous donne. »

Je lui expliquai franchement pourquoi je ne pouvais assumer le rôle d’un Wicleff. Mais le vieillard avait raison. Un mouvement semblable à celui des Lollards est en train de se développer parmi les paysans russes. Les tourments tels que ceux qu’on a infligés aux Doukhobors, qui refusent de faire la guerre, les persécutions comme celles qui ont été exercées en 1887 contre les paysans dissidents du sud de la Russie, auxquels on enlevait leurs enfants pour les élever dans des couvents