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Travailleurs et de leur prêter mes livres. A l’Université je n’avais pas d’amis à proprement parler ; j’étais plus âgé que la plupart de mes compagnons, et entre jeunes gens une différence de quelques années est toujours un obstacle à une camaraderie complète. Il faut dire aussi que depuis que les nouveaux règlements d’admission à l’Université étaient entrés en vigueur en 1861, les jeunes gens les meilleurs, les plus développés et les plus indépendants au point de vue intellectuel, étaient éliminés par les gymnases et n’étaient pas admis à l’Université. En conséquence, la majeure partie de mes camarades étaient de bons garçons, laborieux, peut-être, mais ne s’intéressant en rien en dehors de leurs examens.

Je ne m’étais lié d’amitié qu’avec un seul d’entre eux : appelons-le Dmitri Kelnitz. Il était originaire de la Russie méridionale, et, quoique son nom fût allemand, il parlait difficilement cette langue ; sa physionomie était celle d’un Russe du sud plutôt que celle d’un Teuton. Il était très intelligent, lisait beaucoup et avait sérieusement réfléchi sur ce qu’il avait lu. Il aimait la science et avait pour elle une vénération profonde ; mais, comme beaucoup d’entre nous, il aboutit bientôt à cette conclusion, qu’en suivant la carrière scientifique il ne ferait que grossir l’armée des Philistins et qu’il y avait une foule de choses beaucoup plus urgentes auxquelles il pourrait se vouer. Il suivit pendant deux ans les cours de l’Université, puis il y renonça pour s’adonner entièrement à l’œuvre sociale. Il trouvait je ne sais comment moyen de vivre ; j’ignore même s’il avait un logement permanent. De temps en temps il venait chez moi et me demandait : « Avez-vous du papier ? » Il en prenait une provision et, s’installant à un coin de table, il travaillait pendant une heure ou deux à une traduction. Le peu qu’il gagnait par ce moyen lui était plus que suffisant pour satisfaire ses modestes besoins. Ensuite il courait dans un quartier éloigné de la ville pour voir un camarade ou aider un ami nécessiteux ; ou bien il traversait