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remarquable, cette habitude de « penser tout haut » qui étonne les lecteurs occidentaux.

Tout d’abord, le nihiliste déclarait la guerre à tout ce qu’on peut appeler « les mensonges de la société civilisée ». La sincérité absolue était sa marque distinctive et au nom de cette sincérité il renonçait et demandait aux autres de renoncer aux superstitions, aux préjugés, aux habitudes et aux mœurs que leur propre raison ne pouvait justifier. Il refusait de se plier devant toute autre autorité que la raison, et dans l’analyse de chaque institution ou habitude sociale, il se révoltait contre toute sorte de sophisme plus ou moins déguisé.

Il rompit, naturellement, avec les superstitions de ses pères, et ses idées philosophiques furent celles du positivisme, de l’agnosticisme, de l’évolutionnisme à la façon de Spencer ou du matérialisme scientifique ; et tandis qu’il n’attaquait jamais la foi religieuse simple et sincère, lorsqu’elle est une nécessité psychologique de l’être sensible, il combattait violemment l’hypocrisie qui pousse les gens à se couvrir du masque d’une religion, qu’ils jettent à chaque instant par-dessus bord comme un fardeau inutile.

La vie des peuples civilisés est pleine de ces petits mensonges conventionnels. Quand les gens, qui ne peuvent se supporter, se rencontrent dans la rue, ils prennent un air radieux et sourient de joie ; le nihiliste restait froid et ne souriait qu’à ceux qu’il était vraiment heureux de rencontrer. Toutes ces formes de politesse extérieure qui ne sont que pure hypocrisie lui répugnaient et il affectait une certaine rudesse de manières pour protester contre la plate amabilité de ses pères. Il remarquait que ceux-ci affectaient dans leurs paroles un idéalisme sentimental et qu’ils se comportaient en même temps comme de véritables barbares à l’égard de leurs femmes, de leurs enfants et de leurs serfs ; et il se révoltait contre cette sorte de sentimentalisme qui s’accommodait si bien aux conditions d’une vie qui n’avait en soi rien d’idéal.