Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/316

Cette page n’a pas encore été corrigée

que j’ai pu pour les développer et leur donner une forme de plus en plus claire et concrète.

Il y avait cependant un point un point que je n’acceptai qu’après y avoir beaucoup réfléchi et consacré une partie de mes nuits. Je voyais clairement que l’immense changement qui ferait passer dans les mains de la société tout ce qui est nécessaire à la vie et à la production — que ce fût l’État populaire des social-démocrates ou l’union libre de groupes librement associés, comme le veulent les anarchistes, — je voyais, dis-je, qu’un pareil changement impliquait l’idée d’une révolution infiniment plus profonde que toutes celles dont l’histoire fait mention.

De plus les ouvriers avaient contre eux, s’ils voulaient tenter une semblable révolution, non plus l’aristocratie pourrie contre laquelle les paysans et les républicains français avaient eu à lutter au siècle dernier, — et cette lutte même avait été une lutte désespérée — mais les classes moyennes, infiniment plus puissantes au point de vue intellectuel et physique, qui ont à leur service l’organisme puissant de l’État moderne. Mais je reconnus bientôt qu’il ne se produirait aucune révolution, pacifique ou violente, tant que les idées nouvelles et le nouvel idéal n’auraient pas pénétré profondément dans la classe même dont les privilèges économiques et politiques étaient menacés. J’avais été témoin de l’abolition du servage en Russie et je savais que si un grand nombre de propriétaires de serfs n’avaient pas été pénétrés de l’injustice de leurs droits (c’était là une conséquence de l’évolution qui suivait les révolutions de 1789 et 1848), l’émancipation des serfs ne se serait jamais accomplie aussi aisément qu’elle le fut en 1861. Et je voyais que l’idée d’une émancipation des ouvriers du système actuel du salariat faisait son chemin au sein des classes moyennes elles-mêmes. Les plus ardents défenseurs des conditions économiques présentes avaient déjà renoncé à défendre les privilèges existants en se plaçant sur le terrain du « droit » : ils ne discutaient