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leurs correspondants parisiens pendant les derniers jours de mai 1871, et relatant les horreurs commises par l’armée de Versailles commandée par Gallifet. Il y avait aussi quelques articles du Figaro de Paris, inspirés par une haine de cannibale contre les insurgés. En lisant ces pages, je désespérais de l’humanité et je n’aurais pas cessé d’en désespérer si je n’avais vu par la suite chez les membres du parti vaincu, qui avaient traversé toutes ces horreurs, cette absence de haine, cette confiance dans le triomphe final de leurs idées, — le regard triste mais calme de leurs yeux fixés sur l’avenir, — cette volonté d’oublier le cauchemar du passé, qui me frappait chez Malon et chez presque tous les réfugiés de la Commune rencontrés à Genève et que je retrouve encore chez Louise Michel, Lefrançais, Élisée Reclus et d’autres amis.

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De Neuchâtel j’allai à Sonvilliers. Dans un vallon des monts du Jura se trouve une série de petites villes et de villages dont la population de langue française s’occupait à cette époque exclusivement d’horlogerie : des familles entières travaillaient dans d’étroits ateliers. Dans l’un d’eux, je trouvai un autre homme influent du parti, Adhémar Schwitzguébel, avec lequel je me liai, dans la suite, d’une étroite amitié. Il était assis au milieu de jeunes gens qui gravaient des boîtes de montres en or et en argent. On m’invita à prendre place sur un banc ou une table et bientôt nous fûmes tous engagés dans une conversation animée sur le socialisme, le gouvernement ou la suppression de tout gouvernement et sur les congrès en perspective.

Le soir, se déchaîna une violente tempête de neige qui nous aveuglait et glaçait le sang dans nos veines, tandis que nous nous rendions au prochain village. Mais malgré la tempête, une cinquantaine d’horlogers, des gens âgés pour la plupart, arrivèrent des bourgs et des villages voisins — quelques-uns éloignés de plus de dix kilomètres, pour assister à une petite réunion extraordinaire qui avait été fixée pour ce soir-là.