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malgré sa tristesse, paraît animé après nos villes russes. Et le contraste du climat ! Deux jours auparavant j’avais quitté Pétersbourg couvert d’une épaisse couche de neige, et maintenant dans l’Allemagne centrale je me promenais sur le quai de la gare sans pardessus, par un chaud soleil, admirant les fleurs en boutons. Puis ce fut le Rhin, et enfin la Suisse, baignée dans les rayons d’un soleil éclatant, avec ses petites auberges propres, où l’on vous sert à déjeuner devant la porte, en face des montagnes couvertes de neige. Je n’avais jamais compris aussi vivement l’inconvénient qu’a eu pour la Russie sa situation septentrionale et combien l’histoire du peuple russe a été influencée par ce fait que les principaux centres de son activité ont dû se développer sous des latitudes aussi élevées que celles des côtes du Golfe de Finlande. C’est seulement alors que j’ai compris d’une façon concrète l’irrésistible attraction que les pays du sud ont exercée sur les Russes, les efforts soutenus qu’ils ont faits pour atteindre la Mer Noire et l’incessante poussée des colons sibériens vers le sud, jusqu’à la Mandchourie.

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A cette époque, Zurich était plein d’étudiants et d’étudiantes russes. Le fameux quartier de l’Oberstrass, près du Polytechnikum, était un petit coin de Russie, où la langue russe l’emportait sur toutes les autres. Les étudiants, principalement les femmes, vivaient comme la plupart des étudiants russes, c’est-à-dire très frugalement. Du thé et du pain, un peu de lait et une mince tranche de viande cuite sur une lampe à esprit de vin, tel était leur régime ; mais le repas était assaisonné de discussions animées sur les dernières nouvelles du monde socialiste ou sur le dernier livre lu. Ceux qui avaient plus d’argent qu’il ne leur en fallait pour vivre de cette façon, le donnaient pour « la cause commune » — la bibliothèque, la revue russe, qu’on allait publier, ou pour soutenir les journaux socialistes suisses. Les étudiantes apportaient dans leur manière de se vêtir la plus