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elle obtint la permission de s’y rendre, mais on l’y conduisait dans une élégante voiture, sous la surveillance de sa mère, qui restait courageusement assise pendant des heures sur les bancs parmi les étudiantes, aux côtés de sa fille chérie ; et pourtant, malgré tous ces soins et toute cette sollicitude, sa fille s’affilia quelques années plus tard au parti révolutionnaire : elle fut arrêtée et passa un an dans la forteresse de Saint-Pierre et Saint-Paul.

Dans la maison d’en face, deux despotes chefs de famille, le comte et la comtesse Z..., étaient en lutte terrible avec leurs deux filles, qui étaient lasses de la vie oisive et inutile que leurs parents les forçaient à mener et qui désiraient se joindre à ces autres jeunes filles qui se portaient en foule, libres et heureuses, au cours de l’université. La lutte dura des années. Les parents, cette fois, ne cédèrent pas et le résultat fut que l’aînée s’empoisonna, et qu’on permit alors à la plus jeune de suivre ses inclinations.

Je revins un jour avec Tchaïkovsky dans la maison voisine, que notre famille avait habitée pendant un an, pour y tenir la première réunion secrète d’un « cercle » que nous avions fondé à Moscou, et je reconnus les pièces qui m’avaient été si familières dans mon enfance et où j’avais respiré un air si différent. Elle appartenait maintenant à la famille de Nathalie Armfeld, la si sympathique déportée de Kara, dont George Kennan a parlé d’une façon si touchante dans son livre sur la Sibérie.

Et c’est dans une maison située à quelques pas à peine de celle où mourut mon père, et quelques mois seulement après sa mort, que je reçus Stepniak, déguisé en paysan ; il venait de s’échapper d’un village où il avait été arrêté pour cause de propagande socialiste parmi les paysans.

Tels étaient les changements qui s’étaient accomplis dans le Vieux Quartier des Écuyers en ces quinze dernières années. La dernière citadelle de la vieille noblesse était maintenant envahie par l’esprit nouveau.