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preuve de véracité : il ne pouvait pas avoir été inventé ; et on peut admettre que Karakosov a été torturé à ce point.

Quand Karakosov fut pendu, un de mes camarades du corps des pages assista à l’exécution avec son régiment de cuirassiers. « Quand on le fit sortir de la prison, me raconta mon camarade, et que je le vis sur la haute plate-forme de la charrette qui cahotait sur le glacis inégal de la forteresse, ma première impression fut qu’on allait pendre un mannequin de caoutchouc et que Karakosov était déjà mort. Imagine-toi que la tête, les bras et tout le corps étaient absolument flasques, comme si les os manquaient à ce corps, ou qu’ils eussent été tous brisés. C’était un spectacle atroce et c’était une chose terrible de penser à ce que cela signifiait.

« Cependant, quand deux soldats le descendirent de la charrette, je remarquai qu’il remuait les jambes et qu’il faisait d’héroïques efforts pour marcher seul et monter les marches de l’échafaud. Ce n’était donc pas un mannequin, et il ne pouvait pas avoir eu une syncope. Les officiers présents étaient très surpris de tout cela et ne pouvaient se l’expliquer. » Mais quand je suggérai à mon camarade que Karakosov avait peut-être été torturé, il rougit et répliqua : « C’est ce que nous pensions tous. »

La privation de sommeil durant des semaines suffirait seule à expliquer l’état dans lequel se trouvait au moment de l’exécution cet homme doué d’une très grande force morale. J’ajouterai, et je suis absolument certain du fait, que, dans un cas au moins, des drogues furent administrées à un prisonnier de la forteresse, nommé Sabourov, en 1879. Mouraviev se borna-t-il à torturer Karakosov de la façon susdite ? L’a-t-on empêché d’aller plus loin ? Je l’ignore. Mais ce que je sais bien, c’est que j’ai souvent entendu dire par de hauts fonctionnaires de Pétersbourg que la torture a été employée dans ce cas particulier.