Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/275

Cette page n’a pas encore été corrigée

Une ou deux des revues libérales qui étaient tolérées à cette époque, — grâce surtout aux remarquables talents diplomatiques de leurs éditeurs, — étaient très bien rédigées ; elles montraient la misère sans cesse grandissante et la situation désespérée de la grande masse des paysans, et faisaient voir assez clairement les obstacles que les ouvriers du progrès trouvaient sur leur route. Les faits étaient si bien mis en relief que leur ensemble aurait suffi à en entraîner plus d’un au désespoir. Mais personne n’osait proposer un remède ou suggérer quelque plan d’action ou une issue quelconque à une situation que l’on représentait comme inextricable. Quelques écrivains nourrissaient toujours l’espoir qu’Alexandre II reprendrait encore une fois son rôle de réformateur, mais chez la plupart d’entre eux, la crainte de voir leurs revues supprimées et leurs directeurs et collaborateurs exilés « dans une partie plus ou moins éloignée de l’empire » étouffait tout autre sentiment. Ils étaient également paralysés par la crainte et l’espoir.

Plus leur radicalisme s’était affirmé dix ans auparavant, plus ils se montraient maintenant timorés. Mon frère et moi étions fort bien reçus dans quelques-uns de ces cercles littéraires et nous assistions quelquefois à leurs réunions amicales ; mais quand l’entretien commençait à sortir de son caractère frivole ou que mon frère, qui avait un grand talent pour soulever les questions sérieuses, amenait la conversation sur les affaires du pays ou sur la situation de la France, où Napoléon marchait à grands pas à sa chute (1870), on était sûr d’être bientôt interrompu. « Que pensez-vous, messieurs, de la dernière représentation de « la Belle Hélène » ou « Comment trouvez-vous le poisson fumé ? » demandait tout à coup un des hôtes les plus âgés, et sur ce la conversation prenait fin.

En dehors des cercles littéraires les choses étaient pire encore. De 1860 à 1870 la Russie, et spécialement Pétersbourg foisonnaient d’homme avancés qui paraissaient alors prêts à tout sacrifier à leurs idées. « Que