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certain nombre d’années. Tous les autres hommes actifs de la période des réformes avaient été mis de côté.

Je causais un jour avec un haut dignitaire du Ministère des Affaires Étrangères. Il critiquait âprement un autre haut fonctionnaire, et, prenant la défense de ce dernier, je fis remarquer : « Cependant il faut dire à sa décharge que jamais il ne consentit à servir sous Nicolas Ier. » — « Et maintenant, répondit-il, il sert sous le règne de Chouvalov et de Trépov ! » Et cette réponse peignait si bien la situation que je pus rien ajouter.

Le général Chouvalov, chef de la police de l’État, et le général Trépov, chef de la police de Pétersbourg, étaient en effet les vrais maîtres de la Russie. Alexandre II était l’exécuteur de leurs volontés, leur instrument. Et ils gouvernaient par la terreur. Trépov avait tellement réussi à effrayer Alexandre par le spectre d’une révolution sur le point d’éclater à Pétersbourg, que si le chef omnipotent de la police apportait au palais son rapport avec quelques minutes de retard, l’empereur ne manquait pas de demander : « Tout est-il tranquille à Pétersbourg ? »

Peu de temps après qu’Alexandre eut donné « complètement congé » à la princesse X***, il conçut une chaude amitié pour le général Fleury, l’aide de camp de Napoléon III, l’homme sinistre qui fut l’âme du coup d’État du 2 décembre 1852. On les voyait continuellement ensemble, et Fleury fit part un jour aux Parisiens du grand honneur que lui avait fait le tsar de Russie. Comme celui-ci se promenait sur la Perspective Nevsky il aperçut Fleury et lui demanda de montrer dans son drojki découvert, une égoïste qui avait un siège large de douze pouces seulement pour une personne seule. Et le général français racontait avec force détails comment le tsar et lui, se tenant l’un l’autre, avaient la moitié du corps en dehors de la voiture à cause de l’exiguïté du siège. Il suffit de nommer cet ami, ami nouvellement arrivé de Compiègne, pour faire deviner ce qu’était cette amitié.