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faire, et je télégraphiai : « Remerciements les plus sincères, mais ne puis accepter. »

Il arrive souvent que les hommes jouent un certain rôle politique, social ou familial, simplement parce qu’ils n’ont jamais eu le temps de se demander si la position où ils se trouvent et l’œuvre qu’ils accomplissent leur conviennent ; si leurs préoccupations s’accordent réellement avec leurs désirs intimes et leurs aptitudes, et leur procurent la satisfaction que chacun est en droit d’attendre de son travail. Les hommes actifs sont tout particulièrement exposés à se trouver dans cette situation. Chaque jour apporte une nouvelle tâche, et le soir on se jette au lit sans avoir achevé ce qu’on avait espéré faire ; puis, le lendemain matin, on se remet à la hâte à finir la tâche de la veille. La vie s’écoule, et on ne trouve pas le temps de penser, on ne trouve pas le temps de regarder la direction que prend votre vie. Tel était le cas pour moi.

Mais, à cette époque, pendant mon voyage en Finlande, j’avais des loisirs. Lorsque, dans une karria finlandaise à deux roues, je traversais quelque plaine dépourvue d’intérêt pour le géologue, ou bien lorsque j’allais, le marteau sur l’épaule, d’une sablonnière à l’autre, je pouvais réfléchir ; et au milieu de mes travaux géologique, certainement fort intéressants, je poursuivais une idée qui parlait plus fortement à mon cœur que la géologie, et qui obsédait mon esprit.

Je voyais quelle somme immense de travail fournissait le paysan finlandais pour défricher le sol et briser les dures mottes d’argile, et je me disais : « J’écrirai, je suppose, la géographie physique de cette partie de la Russie, et j’indiquerai au paysan la meilleure manière de cultiver ce sol. Ici, un extirpateur américain serait inappréciable ; là, certaines méthodes de fumure seraient indiquées par la science... Mais à quoi bon parler à ce paysan de machines américaines, quand il a à peine assez de pain pour végéter d’une moisson à l’autre, quand le fermage qu’il a à payer pour cette terre argileuse