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soixante ans, condamné parce qu’il avait été officier autrefois ; et trois autres dont j’ai oublié les noms.

Le gouverneur-général télégraphia à Pétersbourg pour demander la permission de surseoir à l’exécution des insurgés, mais on ne répondit pas. Il nous avait promis de ne pas les faire fusiller, mais après avoir attendu la réponse plusieurs jours, il ordonna d’exécuter la sentence, en secret, de grand matin. La réponse de Pétersbourg vint quatre semaines plus tard, par poste : le gouverneur était autorisé à agir « au mieux de son jugement. » Dans l’intervalle cinq braves avaient été fusillés.

Cette révolte des Polonais, disait-on, était folie. Et cependant cette poignée d’insurgés obtint quelque chose. La nouvelle de l’insurrection parvint en Europe. Les exécutions, les brutalités des officiers, qu’on connut par les débats du conseil de guerre, produisirent une grande émotion en Autriche, et l’Autriche intervint en faveur des Galiciens qui avaient pris part à la révolution de 1863 et avaient été envoyés en Sibérie. Peu de temps après l’insurrection du Baïkal, le sort des déportés polonais en Sibérie fut notablement amélioré et ils le durent aux insurgés, à ces cinq braves qu’on avait fusillés à Irkoutsk et à ceux qui avaient combattu à leurs côtés.

Pour mon frère et pour moi cette révolte fut une grande leçon. Nous comprîmes ce que cela signifiait d’appartenir à l’armée. J’étais en voyage ; mais mon frère était à Irkoutsk et son escadron fut envoyé contre les insurgés. Par bonheur, le chef du régiment auquel appartenait mon frère le connaissait bien, et sous un prétexte quelconque, il ordonna à un autre officier de prendre le commandement du détachement mobilisé. Autrement Alexandre aurait carrément refusé de marcher, et si j’avais été à Irkoutsk j’aurais fait comme lui.

Nous résolûmes donc de quitter le service militaire et de retourner en Russie. Ce n’était pas chose facile, surtout pour Alexandre qui s’était marié en Sibérie ; mais enfin tout s’arrangea, et au commencement de l’année 1867, nous nous mettions en route pour Pétersbourg.