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que quatre-vingt soldats, qui traversèrent le lac sur un vapeur et marchèrent à la rencontre des insurgés sur l’autre rive du lac.

L’hiver de 1866 avait été tout particulièrement ennuyeux à Irkoutsk. Dans la capitale sibérienne il n’existe pas les mêmes barrières entre les différentes classes que dans les villes de province en Russie ; et à Irkoutsk la « société », composée d’officiers et de fonctionnaires nombreux, ainsi que des femmes et des filles des commerçants de la ville et même des prêtres, se réunissait durant l’hiver, tous les jeudis, au club. Mais cet hiver-là les soirées manquaient d’entrain. Même les théâtres d’amateurs n’avaient pas de succès, et le jeu, auquel, d’ordinaire, on se livrait sur une grande échelle, était languissant : les fonctionnaires manquaient d’argent et l’arrivée même de quelques officiers des mines n’apporta pas les monceaux de billets de banque qui d’ordinaire permettaient à ces heureux privilégiés de mettre en train les chevaliers du tapis vert. La saison était décidément ennuyeuse — elle était donc tout à fait propice pour faire des expériences de spiritisme et pour faire parler les tables et les esprits. Un monsieur qui, l’hiver précédent, avait été choyé par cette société d’Irkoutsk à cause de ses récits qu’il contait avec un grand talent, voyant que l’intérêt de ses récits faiblissait, eut l’idée de tirer du spiritisme une nouvelle distraction. Il était habile, et au bout d’une semaine les dames d’Irkoutsk ne parlaient plus, ne rêvaient plus que d’esprits parleurs. Une nouvelle vie anima ceux qui ne savaient plus comment tuer le temps. Dans tous les salons apparurent des tables tournantes, et le flirt fut favorisé par ces séances de spiritisme. Un officier, que j’appellerai Potalov, prit au sérieux les tables et l’amour. Peut-être fut-il moins heureux avec l’amour qu’avec les tables. En tout cas, quand vint la nouvelle de l’insurrection polonaise, il demanda à être envoyé sur les lieux avec les quatre-vingts soldats. Il espérait revenir avec une auréole de gloire militaire. « Je pars contre les Polonais, » écrivait-