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donner au même moment une poussée soudaine, cela amusa beaucoup les Chinois, et après quelques poussées, le vapeur fut remis à flot. Les plus cordiales relations s’établirent après cette petite aventure entre nous et les Chinois — j’entends le peuple naturellement, qui semblait détester beaucoup ses fonctionnaires mandchous.

Nous visitâmes quelques villages chinois peuplés de déportés du Céleste Empire et nous fûmes reçus de la plus cordiale façon. Le souvenir d’une soirée m’est tout particulièrement resté en mémoire. Nous arrivâmes à un petit village pittoresque comme la nuit tombait déjà. Quelques-uns d’entre nous descendirent à terre, et je me promenais tout seul à travers le village. Bientôt une foule d’une centaine de Chinois m’entoura, et bien que je ne connusse pas un mot de leur langue, nous causâmes de la manière la plus agréable du monde au moyen de gestes et nous nous comprenions les uns les autres. Tapoter quelqu’un sur les épaules en signe d’amitié, c’est décidément le langage international. S’offrir du tabac et du feu est aussi un moyen international d’exprimer l’amitié. Quelque chose les intéressait : pourquoi avais-je de la barbe, moi si jeune ? Ils n’en portaient pas avant soixante ans. Et quand je leur fis comprendre par signes qu’au cas où je n’aurais rien à manger, je pourrais m’en nourrir, la plaisanterie se transmit de l’un à l’autre à travers toute la foule. Ils éclatèrent de rire et se mirent à me tapoter sur les épaules avec encore plus de sympathie. Ils me promenèrent, me montrant leurs demeures. Chacun m’offrit sa pipe et toute la foule m’accompagna comme un ami au vapeur. Je dois dire qu’il n’y avait pas un seul bochko (policier) dans ce village. Dans d’autres villages nos soldats et les jeunes officiers étaient dans les meilleurs termes avec les Chinois, mais dès que le bochko paraissait, tout était fini. En revanche, il fallait voir quelles grimaces ils faisaient au bochko quand il avait le dos tourné ! Ils haïssaient évidemment ces représentants de l’autorité.