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les arbres étaient minces, chétifs, souvent rabougris et couverts de lichens. Des montagnes dénudées s’élevaient à droite et à gauche, et nous pensions déjà à la difficulté que nous aurions à traverser la chaîne, lorsque nous vîmes le vieux fonctionnaire chinois descendre de voiture devant un obo — c’est-à-dire un tas de pierres et de branches d’arbres auxquels on avait attaché des mèches de crins de cheval et de petits morceaux d’étoffe. Il arracha quelques poils à la crinière de son cheval et il les attacha aux branches.

— « Qu’est-ce que c’est que cela ? » demandâmes-nous.

— « L’obo. Les eaux à partir d’ici coulent vers l’Amour. »

— « Sommes-nous au bout du Khingan ? »

— « Oui. D’ici l’Amour il n’y a plus de montagnes à traverser, des collines seulement ! »

Toute la caravane était émue. « Les eaux coulent vers l’Amour, vers l’Amour ! » s’écriaient les Cosaques les uns aux autres. Toute leur vie ils avaient entendu les vieux Cosaques parler du grand fleuve où pousse la vigne à l’état sauvage, où les prairies, qui s’étendent sur des centaines de lieues, pourraient donner le bien-être à des millions d’hommes. Puis, après que l’Amour eut été annexé à la Russie, ils entendirent parler de la longueur du voyage, des difficultés qu’avaient rencontrées les premiers colons, de la prospérité de leurs parents établis sur le haut Amour ; et voilà que nous avions trouvé le plus court chemin pour y aller. Nous avions devant nous une rampe très raide que la route descendait en zigzags. Elle conduisait à une petite rivière qui se frayait un chemin à travers un dédale de montagnes aux contours tourmentés et appartenait au bassin de l’Amour. Nous n’étions plus séparés du grand fleuve par aucun obstacle. Un voyageur seul saura quelle fut ma joie lorsque je fis cette découverte géographique inattendue. Quant aux Cosaques, ils se hâtèrent de descendre et d’attacher à leur tour des mèches de crins de cheval aux branches jetés