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Le comte Ignatiev ne posa pas de semblables questions. Il connaissait très bien l’Amour et il connaissait aussi Pétersbourg. Au milieu de toute sorte de plaisanteries et de remarques spirituelles sur la Sibérie qu’il faisait avec une étonnante vivacité, il me dit : « Il est très heureux que vous ayez été sur les lieux et que vous ayez vu les épaves. Et ilsont été bien avisés de vous envoyer faire le rapport. C’est fort habile ! D’abord, personne ne voulait croire à l’histoire des barques. On se disait : Bah ! encore une escroquerie. Mais maintenant on sait que vous étiez très connu comme page, et que vous n’avez été que quelques mois en Sibérie ; vous ne couvririez pas les gens de là-bas si c’était une escroquerie. On a confiance en vous. »

Le ministre de la guerre, Dmitri Miloutine, fut le seul haut fonctionnaire qui prit la chose sérieusement. Il me posa un grand nombre de questions, allant toujours au fait. Du premier coup il vit de quoi il s’agissait. Toute notre conversation fut en phrases courtes, prononcées sans hâte, mais sans gaspillage de mots : « Approvisionner les établissements de la côte par voie de mer, dites-vous ? Les autres seulement de Tchita ? Très bien. Mais si l’année prochaine survient une tempête, le même accident se produira-t-il encore ? » « Non, s’il y a deux petits remorqueurs pour traîner les barques. » « Cela suffirait-il ? » « Oui, avec un seul remorqueur, la perte n’aurait pas même été moitié moins élevée. » « Très probablement. Écrivez-moi, je vous prie ; rédigez tout ce que vous avez dit, très simplement ; pas de formalités ! »

* * *

Je ne restai pas longtemps à Pétersbourg. Le même hiver j’étais de retour à Irkoutsk. Mon frère devait m’y rejoindre quelques mois après. Il était admis comme officier des Cosaques d’Irkoutsk.

Un voyage en hiver à travers la Sibérie passe pour une terrible épreuve ; mais tout bien considéré, c’est, somme toute, plus agréable qu’à toute autre époque de l’année.