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Lorsque Kennan revint à Londres au retour de son voyage en Sibérie, il trouva moyen de découvrir le lendemain même de son arrivée Stepniak, Tchaïkovsky, moi-même et un autre réfugié russe. Dans la soirée nous nous réunîmes dans la chambre de Kennan, dans un petit hôtel près de Charing Cross. Nous le voyions pour la première fois, et n’ayant point un excès de confiance dans les Anglais entreprenants qui avaient déjà essayé de se renseigner complètement sur les prisons sibériennes, sans même avoir appris un mot de russe, nous nous mîmes à faire subir à Kennan un interrogatoire en règle. A notre grand étonnement, non seulement il parlait un russe excellent, mais il savait sur la Sibérie tout ce qui mérite d’être su. La plupart des exilés politiques de Sibérie étaient connus de l’un ou de l’autre d’entre nous, aussi assiégeons-nous Kennan de questions : « Où est Un Tel ? Est-il marié ? Est-il heureux en ménage ? Ne perd-il pas courage ? » A notre grande satisfaction Kennan savait tout concernant ceux à qui nous nous intéressions.

Lorsque nous eûmes fini de poser ces questions et que nous nous préparions à sortir, je demandai : « Savez-vous, monsieur Kennan, si on a bâti une tour d’observation pour les pompiers de Tchita ? » Stepniak me regarda comme pour me reprocher d’abuser de la bonne volonté de Kennan. Mais Kennan se mit à rire et je l’imitai bientôt. Et au milieu de nos rires, nous nous lancions rapidement des questions et des réponses : « Eh quoi, vous connaissez l’affaire ? — Et vous aussi ? — Est-elle bâtie ? — Oui, ils ont doublé le devis. » Enfin Stepniak intervint et de son air à la fois sérieux et bon enfant il dit : « Dites-nous au moins de quoi vous riez. » Alors Kennan conta l’histoire de cette tour d’observation dont ses lecteurs doivent se souvenir. En 1859 les gens de Tchita voulaient construire une tour et ils ouvrirent une souscription. Mais leur devis dut être envoyé au Ministère de l’Intérieur. Il alla donc à Pétersbourg, mais quand il revint deux ans plus tard, dûment approuvé, tous les prix du bois de construction et de la main-d’œuvre