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intentions. En outre, mes grands voyages, durant lesquels je parcourus plus de vingt mille lieues en voiture, à bord de steamers, en bateau, mais surtout à cheval, fortifièrent ma santé de façon étonnante. Ils m’apprirent aussi combien l’homme a besoin de peu de choses dès qu’il sort du cercle enchanté de la civilisation conventionnelle. Muni de quelques livres de pain et de quelques onces de thé dans un sac de cuir, d’une marmite et d’une hachette suspendue au pommeau de sa selle et d’une couverture placée au dessous, qu’il étendra au bivouac sur un lit de branches de sapin fraîchement coupées, un homme se sent étonnamment indépendant, même au milieu de montagnes inconnues couronnées de bois épais et couvertes de neige. On pourrait écrire un livre sur cette partie de ma vie, car il y a beaucoup à dire sur les années qui suivirent.

La Sibérie n’est pas la terre glacée ensevelie sous la neige et peuplée uniquement de déportés, comme on se la figure ordinairement en Europe et comme on se la figurait alors, même en Russie. Dans sa partie méridionale elle est aussi riche en productions naturelles que le sont les régions du sud du Canada, auquel elle ressemble beaucoup au point de vue physique. Outre ses naturels au nombre d’un demi-million, elle a une population de plus de quatre millions de Russes. Le sud de la Sibérie occidentale est tout aussi russe que les provinces au nord de Moscou.

En 1862, l’administration supérieure de la Sibérie était beaucoup plus éclairée et bien meilleure que celle des provinces de la Russie d’Europe. Pendant plusieurs années, le poste de gouverneur général de la Sibérie orientale avait été occupé par un remarquable personnage, le comte N. N. Mouraviev, qui annexa à la Russie la région de l’Amour. Il était très intelligent, très actif, extrêmement aimable et désireux de travailler au bien du pays. Comme tous les hommes d’action de l’école gouvernementale, il était despote jusqu’au fond de l’âme ;