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Quinze jours plus tard, le 13/15 juin, les pages et les cadets virent enfin le moment après lequel ils soupiraient depuis si longtemps. L’empereur nous fit subir une sorte d’examen militaire sur les diverses évolutions ; nous eûmes à commander les compagnies ; je paradai à cheval devant le bataillon — et nous fûmes promus officiers.

Après la revue, Alexandre II appela les officiers nouvellement promus et nous l’entourâmes. Il resta à cheval.

Je le vis alors sous un jour tout nouveau. L’homme qui l’année suivante se montra si sanguinaire et si vindicatif dans la répression de l’insurrection polonaise, se dressa alors devant moi, de toute sa hauteur, dans le discours qu’il nous adressa.

Il commença d’un ton calme. « Je vous félicite : vous voilà officiers. » Il parla du devoir militaire, de la fidélité au souverain, comme on parle en pareil cas. « Mais si jamais l’un de vous, » continua-t-il en articulant chaque syllabe, et en grimaçant tout à coup de colère, « si jamais l’un de vous — que Dieu vous en préserve ! — venait à manquer de loyauté envers le tsar, le trône et la patrie — notez bien ce que vous dis — il sera traité avec toute la rigueur des lois, sans la moindre com-mi-sé-ra-tion ! »

Sa voix tomba. Sa physionomie prit soudain l’expression de cette rage aveugle que dans mon enfance j’avais vu se peindre sur la face des seigneurs lorsqu’ils menaçaient leurs serfs « de les écorcher à coups de bâtons. » Il éperonna violemment son cheval et s’éloigna de nous. Le lendemain, 14 juin, on fusilla par son ordre trois officiers à Modlin en Pologne, et un soldat nommé Szour fut tué sous les verges.

« Réaction, machine arrière à toute vapeur ! » me disais-je à moi-même en revenant au corps.

Je revis Alexandre II une fois encore avant de quitter Pétersbourg. Quelques jours après notre sortie tous les nouveaux officiers se rendirent au palais pour lui être