Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/172

Cette page n’a pas encore été corrigée

le chemin suivi par la procession, et tomba à genoux aux pieds de l’empereur. Il tenait une supplique à la main et il criait les larmes aux yeux : « Père, défends-nous ! » Dans ce cri on devinait les siècles d’oppression subis par les paysans russes ; mais Alexandre II, qui un instant auparavant riait, pendant l’office religieux, d’une perruque mise de travers, passait maintenant près du paysan sans lui prêter la moindre attention. Je le suivais de très près, et je n’aperçus chez lui qu’un frisson de surprise à l’apparition brusque du paysan ; ensuite il continua son chemin sans daigner même jeter un regard sur cette créature humaine couchée à ses pieds. Je regardai autour de moi. Les aides de camp n’étaient pas là ; le grand-duc Constantin qui suivait ne fit pas plus attention au paysan que son frère. Il n’y avait personne pour prendre la supplique, de sorte que je la pris, tout en sachant que j’aurais un blâme pour cela. Ce n’était pas à moi à recevoir les suppliques, mais je me représentais ce que cela avait dû coûter au paysan avant qu’il pût arriver à la capitale, pour traverser ensuite les lignes de policiers et de soldats qui entouraient le cortège. Comme tous les paysans qui présentent des suppliques au tsar, il allait être enfermé en prison, et nul ne savait combien de temps il y resterait.

* * *

Le jour de l’émancipation des serfs, Alexandre II était adoré à Pétersbourg ; mais il est très remarquable que, abstraction faite de ce moment d’enthousiasme général, il n’était pas aimé dans la capitale. Son frère Nicolas — nul ne pourrait dire pourquoi — était très populaire du moins parmi les petits marchands et les cochers de fiacre. Mais ni Alexandre II, ni son frère Constantin, le leader du parti réformiste, ni son troisième frère, Michel, n’avaient su gagner les cœurs d’aucune classe de la population pétersbourgeoise. Alexandre II avait trop conservé du caractère despotique de son père, et cela perçait de temps à autre à travers ses manières généralement affables. Il perdait souvent patience,