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qu’il ralentit le pas. En entrant dans une nouvelle salle, il regarda autour de lui et son regard rencontra mes yeux brillants de l’excitation causée par cette marche rapide. Le plus jeune des aides de camp courait à toute vitesse, encore séparé de nous par deux salles. Je m’attendais à une sévère réprimande ; mais Alexandre II me dit, trahissant peut-être ses pensées intimes : « Toi, ici ? Brave garçon ! » Et en s’éloignant lentement il laissa errer au loin son regard énigmatique et vague, comme je le lui avais vu faire si souvent.

Telles étaient alors mes dispositions à son égard. Cependant quelques petits incidents, ainsi que le caractère réactionnaire que prenait décidément la politique d’Alexandre II, m’inspiraient des doutes de plus en plus grands. Tous les ans, le 6 janvier, on célèbre en Russie la cérémonie semi-chrétienne, semi-païenne, de la bénédiction des eaux. On la célèbre aussi au palais. On construit un pavillon sur la Néva, en face du palais, et la famille impériale, précédée du clergé, sort du palais, traverse le superbe quai, et se rend au pavillon où l’on chante un Te Deum ; puis l’on plonge la croix dans l’eau du fleuve. Des milliers de gens se tiennent sur le quai et sur la glace de la Néva pour assister de loin à la cérémonie. Tous doivent rester tête nue pendant le service. Cette année, comme le froid était assez rigoureux, un vieux général avait mis une perruque, et en s’habillant à la hâte il avait déplacé sa perruque qui maintenant était posée de travers, sans qu’il s’en doutât. Le grand-duc Constantin s’en étant aperçu rit pendant toute la durée du Te Deum avec les autres grands-ducs en regardant dans la direction du malheureux général, qui souriait stupidement sans savoir pourquoi il causait une telle hilarité. Constantin murmura enfin quelques mots à l’oreille de l’empereur qui regarda aussi le général et se mit à rire.

Quelques instants après, comme la procession retraversait le quai en revenant au palais, un vieux paysan, tête nue, franchit la double haie de soldats qui bordait