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j’ai vu, aurait su exercer cet art, même sans l’assistance du valet.

Au début, j’avais une grande admiration pour Alexandre II, le libérateur des serfs. L’imagination emporte souvent un jeune homme au-delà des réalités du moment, et tel était alors mon état d’esprit que si à cette époque on avait commis en ma présence un attentat contre le tsar, je l’aurais couvert de mon corps. Un jour, au commencement de janvier 1862, je le vis quitter le cortège et s’avancer rapidement, seul, vers les salles où des détachements de tous les régiments de la garnison de Pétersbourg étaient alignés pour la parade. Ordinairement cette revue avait lieu dehors, mais cette année, à cause du froid, elle eut lieu à l’intérieur, et Alexandre II, qui généralement passait au galop sur le front des troupes, devait cette fois marcher au pas. Je savais que mon service de Cour finissait dès que l’empereur exerçait ses fonctions de commandant suprême de l’armée, et que je devais l’accompagner jusqu’à ce moment, mais pas après. Cependant, en regardant autour de moi, je vis qu’il était tout seul. Les deux aides de camp avaient disparu, et il n’y avait pas avec lui un seul homme de sa suite. « Je ne veux pas le laisser seul ! » me dis-je à moi-même ; et je le suivis.

Je ne sais si Alexandre II était très pressé ce jour-là ou s’il avait quelque autre raison d’en finir le plus tôt possible avec la revue, mais il passa comme une flèche sur le front des troupes, et traversa leurs rangs à toute vitesse, en faisant de se grands pas — il avait une très haute taille — que j’avais la plus grande difficulté à le suivre, et plusieurs fois je dus presque courir pour pouvoir rester près de lui. Il se hâtait comme s’il avait fui un danger. Son excitation s’empara de moi, et à chaque instant j’étais prêt à bondir devant lui pour le protéger, regrettant seulement d’avoir mon épée d’ordonnance et non ma propre épée, une lame de Tolède qui perçait des sous et était une arme bien meilleure. Ce ne fut qu’après avoir passé devant le dernier bataillon