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les lots des paysans — c’est-à-dire trois fois et demie sa valeur marchande — et il en était généralement ainsi dans tout notre voisinage ; tandis que dans le domaine que mon père avait à Tambov, dans les steppes, le mir — c’est-à-dire la communauté de paysans — affermait toute sa terre pour douze ans à un prix deux fois plus élevé que le profit que mon père en retirait en la faisant cultiver par ses serfs.

* * *

Onze ans après cette année mémorable j’allai voir le domaine de Tambov, que j’avais hérité de mon père. J’y restai quelques semaines et le soir de mon départ le prêtre de notre village, un homme intelligent et d’opinions indépendantes — comme on en rencontre parfois dans nos provinces du sud — faisait une ronde dans le village. Le coucher du soleil était splendide ; un souffle embaumé venait des steppes. Il trouva un paysans entre deux âges — Anton Savéliev — assis sur une petite éminence près du village et lisant un livre de psaumes. Le paysan savait à peine épeler le vieux-slavon, et souvent il lisait un livre en commençant par la fin et en tournant les pages à rebours. C’était même la manière de lire qu’il préférait : alors un mot le frappait et sa répétition lui plaisait. Il était en train de lire un psaume dont chaque vers commençait par les mots : « Réjouis-toi. »

« Que lisez-vous, Anton Savéliev ? » demanda le prêtre.

« Ah ! père, je vais vous dire, répondit-il. Il y a quatorze ans le vieux prince vint ici. C’était en hiver. Je venais de rentrer à la maison, entièrement gelé. Une tempête de neige faisait rage. J’avais à peine commencé à me changer que nous entendîmes un coup frappé à la fenêtre ; c’était l’ancien qui criait : « Va trouver le prince ! Il a besoin de toi ! » Nous tous — moi, ma femme et nos enfants — nous étions consternés. « Que peut-il te vouloir ? » demandait ma femme tout apeurée. Je me signai et j’allai. La neige m’aveuglait presque lorsque je passai la digue. Enfin, tout se termina bien. Le vieux prince faisait sa sieste, et quand il s’éveilla, il me