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pas de terre, et ils n’en auraient d’ailleurs su que faire. On leur accordait la liberté, mais rien de plus. Dans notre région, presque tous quittaient leurs maîtres ; par exemple, il n’en resta pas un chez mon père. Ils allèrent ailleurs chercher une position, et un bon nombre trouvèrent immédiatement un emploi chez les marchands qui étaient fiers d’avoir le cocher du Prince Untel ou le cuisinier du Général Trois-Étoiles. Ceux qui connaissaient un métier trouvèrent du travail dans les villes : par exemple, la fanfare de mon père resta une fanfare et se tira très bien d’affaire à Kalouga. Elle conserva de bonnes relations avec nous. Mais ceux qui n’avaient pas de métier virent des temps difficiles, et cependant la majorité préférait vivre n’importe comment plutôt que de rester chez leurs anciens maîtres.

Quant aux propriétaires fonciers, les plus importants firent tous leurs efforts à Pétersbourg pour restaurer l’ancien régime sous un autre nom, ce qui leur réussit jusqu’à un certain point sous Alexandre III ; mais les autres, et c’étaient de beaucoup les plus nombreux, se résignèrent à l’abolition du servage comme à une espèce de calamité nécessaire. La jeune génération donna à la Russie ce remarquable état-major de « médiateurs de la paix » et de « juges de paix » qui contribuèrent tant à l’issue pacifique de l’œuvre d’émancipation. Quant à l’ancienne génération, elle avait le plus souvent escompté déjà la somme d’argent considérable qu’elle allait recevoir des paysans pour la terre accordée aux serfs libérés, terre qu’on avait évaluée bien au-dessus du prix marchand. Elle réfléchissait à la façon dont elle gaspillerait cet argent dans les restaurants des capitales ou au tapis vert. Et en effet, cet argent fut en général gaspillé aussitôt que reçu.

Pour beaucoup de seigneurs la libération des serfs était une excellente affaire financière. C’est ainsi que la terre que mon père, en prévision de l’émancipation, avait vendue par parcelles au taux de onze roubles l’hectare, était maintenant estimée quarante roubles dans