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geste des paysans qui lui avaient fait signe de s’en aller. Et dans ce geste qui chassait le maître, il y avait toutes les longues années de l’attente.

Je lus et relus le manifeste. Il était écrit dans un style élevé par le vieux métropolitain de Moscou, Philarète, mais un mélange bien inutile de russe et de vieux-slavon en obscurcissait le sens. C’était la liberté, mais ce n’était pas la liberté immédiate, car les paysans devaient rester serfs pendant deux ans encore, jusqu’au 19 février 1863. Néanmoins, une chose était évidente : le servage était aboli, et les serfs libérés auraient la terre et leurs maisons. Ils devaient racheter cette terre, mais l’antique souillure de l’esclavage était effacée. Ils ne seraient plus esclaves ; la réaction ne l’avait pas emporté.

Nous allâmes à la revue ; et quand elle fut terminée, Alexandre II, restant à cheval, cria : « Messieurs les officiers, approchez ! » Ils se groupèrent autour de lui et il commença à haute voix un discours sur le grand événement du jour.

Des bribes de phrases nous parvenaient :

— « Les officiers... les représentants de la noblesse dans l’armée... Des siècles d’injustice ont pris fin... Je compte sur l’esprit de sacrifice de la noblesse... la loyale noblesse se groupera autour du trône... » Des hourras enthousiastes retentirent dans les rangs des officiers quand il eut terminé.

En revenant au Corps nous courions plutôt que nous marchions — car nous voulions arriver à temps à l’Opéra italien, qui donnait cette après-midi sa dernière représentation de la saison. Certainement il y aurait une manifestation. Nous dépouillâmes notre uniforme en grande hâte et d’un pas léger nous montâmes en assez bon nombre aux sixièmes galeries. La salle était comble.

Durant le premier entracte le fumoir se remplit de jeunes gens excités, qui tous se parlaient les uns aux autres, qu’ils se connussent ou non. Nous décidâmes immédiatement de retourner dans la salle et de chanter