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Cependant le parti de la vieille noblesse n’était pas découragé. Il mettait ses efforts à obtenir un ajournement de la réforme, à réduire l’étendue des lots de terre accordés aux serfs émancipés, et à imposer à ceux-ci une taxe de rachat si élevée pour la terre que cela rendrait leur liberté économique illusoire ; et sur ce point ils réussirent complètement. Alexandre II remercia celui qui avait été l’âme même de toute la réforme, Nikolaï Miloutine, frère du ministre de la guerre, en lui disant : « Je suis vraiment affligé de devoir me séparer de vous, mais il le faut, la noblesse vous désigne comme un Rouge. » Les premiers comités qui avaient élaboré le projet d’émancipation révisèrent toute cette œuvre dans l’intérêt des propriétaires de serfs. La presse, une fois de plus, fut muselée.

Les choses prirent un bien triste aspect. On se demandait maintenant si l’affranchissement des serfs aurait lieu. Je suivais les péripéties de la lutte avec une attention fébrile, et tous les dimanches, lorsque mes camarades revenaient de leurs familles, je leur demandais ce que leurs parents disaient. Vers la fin de 1860 les nouvelles devinrent de plus en plus mauvaises. « C’est le parti Valuïev qui a le dessus. » « On a l’intention de refaire tout le projet. » « Les parents de la princesse (une amie du tsar) le travaillent beaucoup. » « L’émancipation sera ajournée : on craint une révolution. »

En janvier 1861 des bruits un peu plus rassurants commencèrent à circuler, et on espérait que le jour de l’avènement de l’empereur, le 19 février, il serait question de l’affranchissement.

Le 19 vint sans apporter du nouveau avec lui. Ce jour-là j’étais au palais. Il n’y eut pas de grand lever, mais seulement un petit lever ; on envoyait les pages de la seconde classe à ces cérémonies pour les accoutumer à l’étiquette de la Cour. C’était mon tour ce jour-là ; et comme je reconduisais l’une des grandes-duchesses, venue au palais pour assister à la messe, son mari ne se trouvant