Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/143

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avancée de la nuit à la porte de son hôtel pour avoir de ses nouvelles.

Elle n’était pas belle, mais elle chantait si admirablement que les jeunes gens follement amoureux d’elle pouvaient se compter par centaines ; et lorsqu’elle mourut elle eut des obsèques comme personne auparavant n’en avait eu à Pétersbourg. Le « Tout-Pétersbourg » était alors divisé en deux camps : les admirateurs de l’Opéra italien et ceux de la scène française qui contenait déjà en germe le genre Offenbach, qui quelques années plus tard devait infecter toute l’Europe. Notre classe aussi se partageait entre ces deux courants, et j’appartenais au premier camp. On ne nous permettait pas d’aller au parterre ni aux galeries, et les loges de l’Opéra italien étaient toujours louées des mois à l’avance ; on se les transmettait même dans certaines familles comme une propriété héréditaire. Mais le samedi soir nous allions aux dernières galeries et il nous fallait y rester debout dans une atmosphère de bains turcs. En outre, pour cacher les trop voyants uniformes que nous portions, nous boutonnions complètement nos capotes noires doublées de ouate et garnies d’un col de fourrure. Il est étonnant qu’aucun de nous ne gagna ainsi une bonne pneumonie, car nous sortions échauffés par les ovations que nous faisons à nos artistes favoris, et ensuite nous restions encore à la porte du théâtre pour les apercevoir une fois de plus et les acclamer. En ce temps-là l’opéra italien était en relation étroite avec le mouvement radical, et les récitatifs révolutionnaires de Guillaume Tell et des Puritains étaient toujours accueillis par des applaudissements frénétiques et des cris qui allaient droit au cœur d’Alexandre II, tandis qu’aux sixièmes galeries, au fumoir de l’Opéra et à la porte du théâtre, l’élite de la jeunesse pétersbourgeoise s’unissait dans l’adoration idéaliste d’un art noble. Tout cela peut paraître puéril ; mais des pensées élevées et de pures inspirations s’éveillaient en nous par cette vénération de la musique et de nos artistes favoris.