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Tant que le corps resta sur le lit de parade à la cathédrale de la forteresse, les pages, ainsi que nombre d’officiers et de fonctionnaires, devaient monter la garde autour nuit et jour. Trois pages de chambre et trois demoiselles d’honneur se tenaient toujours près du cercueil placé sur un haut piédestal, tandis qu’une vingtaine de pages étaient postés sur l’estrade où l’on chantait des litanies deux fois par jour en présence de l’empereur et de toute sa famille. Par conséquent, chaque semaine à peu près la moitié du corps des Pages se rendait à la forteresse pour y loger. Nous étions relevés toutes les deux heures, et de jour le service n’était pas difficile ; mais quand nous devions nous lever la nuit, revêtir nos uniformes de Cour, puis traverser les cours intérieures sombres et tristes pour arriver à la cathédrale, au son funèbre du carillon de la forteresse, un frisson me prenait à l’idée des prisonniers emmurés quelque part dans cette Bastille russe. « Qui sait, pensais-je, si à mon tour je n’irai pas les rejoindre un jour ou l’autre ? »

Pendant les obsèques se produisait un accident qui aurait pu avoir de sérieuses conséquences. On avait élevé un immense dais au-dessus du cercueil, sous le dôme de la cathédrale. C’était imposant, mais nous autres gamins eûmes bientôt découvert que la couronne était faite de carton doré et de bois ; que le manteau n’était de velours que dans sa partie inférieure tandis que plus haut il était de coton rouge ; que la doublure d’hermine n’était que de la flanelle de coton et du cygne sur lequel on avait semé des queues noires d’écureuil ; et que les écussons représentant les armes de la Russie voilés de crêpe noir, étaient en simple carton. Mais la foule qu’on autorisait à certaines heures, le soir, à passer près du cercueil et à baiser hâtivement le brocart d’or qui le couvrait, n’avait sûrement pas le temps d’examiner de près l’hermine en flanelle et les écussons de carton, et l’effet théâtral désire était obtenu à très bon marché.

Quand on chante une litanie en Russie, toutes les personnes présentes tiennent des cierges allumés qu’on doit