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mon attention. J’y entrai. Quelques paysans étaient assis autour de petites tables, couvertes de nappes blanches, et savouraient leur thé. Je fis comme eux.

Tout ici était nouveau pour moi. C’était un village de « paysans de l’État », c’est-à-dire de paysans qui n’avaient pas été serfs et jouissaient d’un bien-être relatif, dû probablement au profit qu’ils retiraient de la toile tissée à la maison. Autour de ces tables les conversations étaient lentes, graves, parfois seulement ponctuées d’un rire, et après les questions préliminaires d’usage, j’eus bientôt engagé une conversation avec une douzaine de paysans sur les moissons de notre contrée et j’eus à répondre à toutes sortes de questions. Ils voulaient être au courant de ce qui se passait à Pétersbourg, et surtout des rumeurs qui circulaient sur la prochaine abolition du servage.

Et ce soir-là, dans cette auberge, je fus pénétré d’un sentiment de simplicité, d’égalité naturelle et de cordiale bonne volonté, que je devais plus tard toujours éprouver quand je me retrouvai parmi les paysans ou dans leurs demeures. Rien d’extraordinaire ne se passa cette nuit-là, si bien que je me demande même si l’incident vaut la peine d’être mentionné ; et cependant cette chaude soirée, cette petite auberge de village, cette causerie avec les paysans et le vif intérêt qu’ils prenaient à cent choses si en dehors de leur cercle d’idées ordinaire, tout cela fit que, depuis, une pauvre « auberge blanche » exerce sur moi une attraction plus forte que le meilleur restaurant du monde.