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durable. Plus tard, quand nous fîmes de la propagande socialiste parmi les paysans, j’étais surpris de voir que quelques-uns de mes amis, qui avaient reçu une éducation en apparence beaucoup plus démocratique que la mienne, ne savaient pas parler aux paysans ou aux ouvriers de fabrique venus de la campagne. Ils essayaient d’imiter le patois du paysan en employant un grand nombre de prétendues « phrases populaires », ce qui ne faisait que rendre leur langage plus incompréhensible.

Cela n’est nullement nécessaire, soit qu’on parle aux paysans, soit qu’on écrive pour eux. Le paysan grand-russien comprend parfaitement bien le langage de l’homme cultivé, pourvu qu’il ne soit pas bourré de mots empruntés aux langues étrangères. Ce que le paysan ne comprend pas, ce sont les notions abstraites quand on ne les explique pas par des exemples concrets. Mais si vous parlez au paysan russe avec simplicité en partant de faits concrets — et cela est vrai des campagnards de tous pays — je sais par expérience qu’il n’est pas de théorie, empruntée au monde scientifique, social ou naturel, que vous ne puissiez exposer à l’homme d’intelligence concrète. La principale différence entre l’homme cultivé et celui qui ne l’est pas, c’est, il me semble, que ce dernier n’est pas capable de suivre un enchaînement de déductions. Il saisit la première, et peut-être la seconde, mais à la troisième il est déjà fatigué s’il ne voit pas où vous voulez en venir. Mais ne rencontrons-nous pas bien souvent la même difficulté chez les gens cultivés ?

Une autre impression que j’éprouvai au cours de ce travail, mais que je ne formulai que beaucoup plus tard, étonnera sans doute plus d’un lecteur. C’est l’esprit d’égalité si puissamment développé chez le paysan russe, et, je crois, chez tous les paysans en général. Le paysan est capable d’une obéissance des plus serviles envers le seigneur ou l’officier de police ; il se courbera bassement