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marchands, chantaient en chœur avec de belles ritournelles comme on n’en entend d’ordinaire qu’à Kalouga, dans l’église épiscopale. L’église était pleine. Tout le monde priait avec ferveur. Entre les marchands c’était à qui allumerait les cierges les plus nombreux et les plus gros devant les icônes, en offrande aux saints locaux, pour le succès de leur commerce. Et la foule était si dense que les derniers arrivants ne pouvaient atteindre l’autel ; alors les cierges de toute taille — gros ou minces, blancs ou jaunes, selon l’aisance de celui qui les offrait — passaient de main en main à travers toute l’église, et l’on se disait à voix basse : « Pour la Sainte-Vierge de Kazan, notre protectrice, » « Pour Nicolas le Favori, » « Pour Frol et Laur » (les saints des chevaux - c’était pour ceux qui avaient des chevaux à vendre), ou simplement « Pour les saints » sans autre spécification.

Immédiatement après l’office du soir commençait l’avant-foire et j’avais dès lors à me consacrer entièrement à ce travail qui consistait à demander à des centaines de personnes la valeur des marchandises qu’elles avaient apportées. A mon grand étonnement, ma tâche s’accomplit très aisément. Naturellement, j’étais moi-même interrogé : « Pourquoi faites-vous cela ? » « N’est-ce pas pour le vieux prince qui aurait l’intention d’augmenter les droits sur les marchés ? » Mais sur l’assurance que le vieux prince n’en savait et n’en saurait rien — il aurait trouvé cette occupation déshonorante pour son fils — toute méfiance disparut immédiatement. Je sus bientôt comment poser les questions, et lorsque j’eux bu une demi-douzaine de verres de thé au restaurant avec quelques marchands (horreur, si mon père l’avait su !), tout marcha à ravir. Vasili Ivanov, l’« ancien » de Nikolskoïé, jeune et beau paysan à la physionomie fine et intelligente, porteur d’une soyeuse barbe blonde, prenait un vif intérêt à mon travail : « Bon, si tu as besoin de cela pour ton instruction, vas-y ; tu nous diras après ce que tu auras trouvé. » Telle fut sa