Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/125

Cette page n’a pas encore été corrigée

et mon frère qui, à ce moment, était à l’apogée de son enthousiasme pour l’économie politique, me conseilla de faire une description statistique de notre foire et de déterminer la quantité et la valeur des marchandises apportées et vendues. Je suivis son conseil, et à mon grand étonnement je réussis parfaitement : mon estimation des échanges, autant que je puis en juger aujourd’hui, n’était pas moins sûre que la plupart des estimations similaires dans les recueils statistiques.

Notre foire ne durait guère plus de vingt-quatre heures. La veille de la fête, la grande place était pleine de vie et d’animation. On édifiait à la hâte de longues rangées de boutiques destinées à la vente des cotonnades, des rubans et de toutes sortes d’objets de parure pour les paysannes. Le restaurant, un solide bâtiment de pierre, était garni de tables, de chaises et de bancs, et sur le plancher on répandait de beau sable jaune. Trois débits de vin étaient érigés en trois points différents, et des balais de bouleau fraîchement coupés, plantés à l’extrémité de hautes perches, s’élevaient très haut dans l’air pour attirer les paysans de loin. Des allées de petites boutiques surgissaient comme par magie pour la vente de la poterie, de la faïence, des chaussures, du pain d’épices et de toutes sortes de menus objets. Dans un coin spécial on creusait dans le sol des trous qui devaient recevoir d’immenses chaudrons où l’on ferait bouillir des boisseaux de millet et de sarrasin et des moutons tout entiers, et où l’on préparerait pour des milliers de visiteurs le chtchi et la kacha (soupe aux choux et bouillie de gruau). L’après-midi, les quatre routes conduisant au village étaient encombrées par des centaines de charrettes. Des bestiaux, du grain, des tonneaux de goudron, des monceaux de poterie étaient étalés le long des routes.

L’office du soir, la veille de la fête, était célébré dans notre église avec une grande solennité. Une demi-douzaine de prêtres et de diacres des villages voisins y prenaient part et leurs chantres, renforcés par de jeunes