Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/117

Cette page n’a pas encore été corrigée

aient disparu. Lors d’une perquisition chez mon frère, la police lui ravit nos trésors.

Nos premières lettres ne contenaient guère que de menus détails sur mon nouveau milieu ; mais notre correspondance prit bientôt un caractère plus sérieux. Mon frère ne pouvait pas s’entretenir de bagatelles. Même en société, il ne s’animait que lorsque s’engageait une discussion sérieuse, et il se plaignait d’éprouver « une douleur vague au cerveau » — une douleur physique, disait-il — quand il se trouvait avec des gens qui n’aimaient que les conversations banales. Son développement intellectuel était beaucoup plus avancé que le mien et il me stimulait en soulevant toujours de nouvelles questions scientifiques et philosophiques et en m’indiquant des lectures à faire ou des sujets à étudier. Quel bonheur c’était pour moi d’avoir un tel frère, un frère qui, en outre, m’aimait passionnément ! C’est à lui que je dois la meilleure part de mon développement.

Parfois il me conseillait de lire de la poésie, et m’envoyait dans des lettres des quantités de vers et des poèmes entiers qu’il écrivait de mémoire. « Lis de la poésie, écrivait-il : la poésie rend les hommes meilleurs. » Combien de fois, depuis, n’ai-je pas senti la vérité de cette remarque ! Oui, lisez de la poésie : elle rend l’homme meilleur. Lui-même était poète, et il composait avec une facilité merveilleuse des vers très harmonieux ; en vérité, je crois que ce fut grand dommage qu’il abandonnât la poésie. Mais la réaction contre l’art, qui se répandit vers 1860 dans la jeunesse russe, et que Tourguenev a dépeinte dans Bazarov (Pères et Enfants), fit qu’il regarda ses vers avec dédain et qu’il se jeta à corps perdu dans l’étude des sciences naturelles. Je dois dire cependant que mon poète favori n’était pas de ceux qui plaisaient le plus à mon frère, à cause de ses dons poétiques, de son oreille musicale et de sa tournure d’esprit philosophique. Son poète russe préféré était Venevitinov, tandis que le mien était Nekrassov. Ses vers, souvent peu harmonieux, parlaient à mon cœur à cause de