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martyr. Parmi les pages c’était de bon ton d’être insolent envers lui. Sa pauvreté seule peut expliquer pourquoi il continuait à nous donner ses leçons. Les vieux, qui avaient passé deux ou trois ans en cinquième sans avoir pu changer de classe, le traitaient absolument sans égards. Mais il avait, d’une façon ou de l’autre, fait un arrangement avec eux : « Une farce à chaque leçon, mais jamais plus d’une » — arrangement qui, je le crains bien, ne fut pas toujours honnêtement observé de notre côté.

Un jour, l’un des habitants de la lointaine péninsule imbiba d’encre et de craie l’éponge du tableau noir et la lança au calligraphe martyr. « Attrape, Ebert, » cria-t-il avec un sourire stupide. L’éponge atteignit Ebert à l’épaule, l’encre lui jaillit à la face et éclaboussa sa chemise blanche.

Nous étions convaincus que cette fois Ebert allait quitter la salle et relater le fait à l’inspecteur. Mais il se contenta de dire, en tirant le mouchoir de coton et s’essuyant la face : « Messieurs, une seule farce — pour aujourd’hui c’est assez ! » Il ajouta en baissant la voix : « La chemise est perdue. » Et il continua à corriger le cahier d’un élève.

Nous étions stupéfaits et honteux. Comment, au lieu de nous dénoncer, il avait immédiatement pensé à l’arrangement ? L’opinion de la classe lui était gagnée. Nous fîmes des reproches à notre camarade : « Ce que tu as fait est stupide. » Quelques-uns s’écrièrent : « C’est un pauvre homme, et tu as perdu sa chemise ! C’est honteux ! »

Le coupable alla immédiatement faire des excuses. « Il faut apprendre, monsieur, » fut tout ce que répondit Ebert, avec un accent de tristesse dans la voix.

Tous gardèrent ensuite le silence, et à la leçon suivante comme si nous nous étions entendus, nous nous appliquâmes presque tous à écrire de notre mieux, et nous portâmes nos cahiers à Ebert, le priant de les corriger. Il rayonnait. Ce jour-là, il se sentit heureux.