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me transportaient d’enthousiasme, et encore aujourd’hui ce morceau a conservé tout son pouvoir sur moi. Chaque vers devenait pour moi un ami. Est-il une jouissance esthétique plus haute que de lire de la poésie dans une langue qu’on ne possède pas encore complètement ? Le tout est voilé d’une brume légère qui convient admirablement à la poésie. Les mots, dont le sens trivial trouble parfois, quand on connaît le langage de la conversation, l’image poétique qu’ils doivent évoquer, les mots ne retiennent que leur sens subtil et élevé ; et la musique du vers en impressionne l’oreille plus puissamment.

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La première leçon du professeur Klassovsky fut une révélation pour nous. C’était un petit homme, d’environ cinquante ans, aux mouvements très rapides, aux yeux brillants et intelligents, à la physionomie légèrement sarcastique. son front élevé était celui d’un poète. Lorsqu’il entra pour faire sa première leçon, il dit d’une voix basse que, souffrant d’une maladie qui traînait en longueur, il ne pourrait pas parler bien haut, et nous pria en conséquence de nous placer plus près de lui. Il mit sa chaise près de la première rangée de tables et nous nous pelotonnâmes autour de lui comme un essaim d’abeilles.

Il avait à nous enseigner la grammaire russe ; mais au lieu d’une ennuyeuse leçon de grammaire, nous entendîmes quelque chose tout différent de ce que nous attendions. C’était de la grammaire : mais tantôt c’était une comparaison d’une ancienne expression des chants épiques russes avec un vers d’Homère ou du poème sanscrit, la Mahabharata, dont la beauté était rendue en russe ; tantôt c’était un vers de Schiller que suivait une remarque sarcastique sur quelque préjugé et la société moderne ; puis c’était de nouveau de belle et de bonne grammaire, ensuite quelque grande théorie politique ou philosophique.

Naturellement, il y avait là bien des choses que nous ne pouvions comprendre ou dont nous ne saisissions pas