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LES PETITS EXPÉDIENTS


Il se produit, disions-nous, un temps d’arrêt dans le développement du socialisme. Il ne s’agit plus de grossir seulement les rangs de ceux qui se disent socialistes et qui désirent vaguement, dans un avenir plus ou moins éloigné, la « socialisation des moyens de production ». Pour marcher de l’avant, il faut préciser ce que l’on entend par « socialisation », et se prononcer nettement sur la façon d’y arriver.

Sans cela, il y aura arrêt dans le développement ultérieur du socialisme, et nous en voyons déjà les signes partout : dans la presse indépendante, dans les discussions de tous les jours entre travailleurs, dans leurs appréciations de ce qui s’est fait jusqu’à ce jour, dans leur attitude indécise concernant les diverses fractions socialistes.

Et cependant, on continue à nous dire que l’essentiel, pour le moment, n’est nullement de se prononcer sur ce que l’on entend par révolution sociale. — « Vu l’état arriéré des esprits dans la grande masse des travailleurs, vu l’indifférence du grand nombre, bornons-nous ― disent les socialistes — à grouper pour le moment, à organiser les masses sur un principe général très vague — l’affirmation des droits du prolétaire, — mais surtout sur le terrain de questions secondaires pratiques, telles que la journée de travail, la protection légale du travailleur, et, avant tout, la conquête des pouvoirs publics dans l’État. C’est le moyen d’attirer le grand nombre, de faire leur éducation. »

Mais, nous demandons très sérieusement, à ceux qui suivent ce « plan de campagne », qu’est-ce qu’ils préparent ainsi, si ce n’est l’avilissement des caractères, le désespoir ou même le dégoût, chez l’ouvrier ? Que doit-il penser du socialisme, lorsque, après l’avoir attiré sous le drapeau rouge par des promesses de reprise du patrimoine humain pour l’humanité, après lui avoir demandé tant de sacrifices au nom de ce grand idéal, on lui déclare que cet idéal sera pour les siècles à venir, et que lui doit s’occuper seulement d’alléger sa servitude de salarié du capital et d’esclave de l’État ?

Aux grands jours de fêtes du travail, lorsque les masses marchent avec leurs drapeaux dans un parc ou sur une place publique, lorsqu’elles s’entassent dans les salles de meetings, — l’ouvrier étouffe les pensées amères que l’on fait surgir dans son cerveau par cette contradiction. L’enthousiasme grandit lorsque les foules se pressent, au son de leurs fanfares, autour des drapeaux. On acclame l’orateur socialiste qui chauffe l’enthousiasme par les mots de « grandeur du travail », de « marche victorieuse vers l’avenir » et ainsi de suite — qui ont remplacé ceux de patrie