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l’État, et toute tentative de révolte du pauvre est réprimée avec la même fureur que la révolte du prolétariat parisien fut réprimée pendant la semaine sanglante de mai 1871.

À la formule concernant la sujétion économique il fallait donc ajouter dès lors cette autre formule :

« L’État étant la forme politique au moyen de laquelle la sujétion économique s’établit et se perpétue, l’affranchissement économique n’est pas possible sans une démolition parallèle du mécanisme gouvernemental par lequel la sujétion économique se perpétuera, tant que l’État existera. »

Ce double caractère de la « loi du progrès », si on veut l’appeler ainsi, se retrouve dans une foule d’autres faits humains et organiques en général.

Ainsi, sans nous attarder à des exemples pris de la biologie, il est vrai que tant que l’homme restera dans la misère, il ne s’affranchira pas non plus de la servitude religieuse et intellectuelle — cléricale et universitaire. Mais il serait absolument faux d’en conclure que l’affranchissement de la servitude religieuse et intellectuelle se fera de soi-même dès que l’homme s’affranchira de la misère. Au contraire, puisque diverses nations marchent d’un pas inégal vers le bien-être, on peut citer ce fait que la conquête du bien-être en Amérique et en Angleterre marche de pair avec l’accroissement de la servitude intellectuelle, dans les deux domaines de la superstition et de la servitude devant l’autorité scientifique.

Et puisque ces deux servitudes forcément ramènent la servitude politique et économique, on est forcé de reconnaître que si la servitude religieuse et intellectuelle ne disparaîtra pas tant que les servitudes économiques et politiques dureront, ces deux ne disparaîtront pas à leur tour tant que le cerveau humain restera plongé dans la soumission à l’autorité religieuse et intellectuelle. L’homme qui jure par la Bible, ou par tel autre livre, restera toujours esclave et dominateur dans sa nature et reconstruira peu à peu toutes les servitudes — si jamais il réussissait à en faire disparaître quelques-unes.

Il revient à Proudhon d’avoir conçu ce double ou plutôt ce triple caractère de la loi du progrès. Si, comme tant d’autres, il a payé un lourd tribut au vague du jargon de la métaphysique allemande, il a compris néanmoins, et l’a dit en paroles bien nettes, que la formule du progrès était, pour ainsi dire, bilatérale, et que si l’on veut l’affranchissement économique, il faut vouloir aussi l’affranchissement de l’organisation politique — l’abolition de l’État.

Pour quiconque sait penser, il a prouvé que, sous peine de faire une œuvre avortée, il est impossible de faire désormais l’histoire du Capital, sans faire en même temps l’histoire de l’Autorité : que, depuis les débuts de l’humanité jusqu’à nos jours, les deux — Capital et Autorité — sont les deux formes par lesquelles les minorités ont toujours travaillé, et travaillent encore à établir et à maintenir la Domination.

Il faut dire que les premiers communistes l’avaient tous plus ou moins deviné. Mais, guidés par les besoins du moment (nécessité d’attirer l’attention publique sur les questions économiques), placés en face d’ennemis puissants et n’osant s’attaquer à eux, anxieux de faire quelques tentatives de réalisation pratique de leurs idées dans la société telle quelle, et, enfin, tous imbus de l’idée chrétienne de réformer les caractères avant de réformer les institutions, ils prirent une autre direction.