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intéressés eux-mêmes comme actionnaires des grandes usines de ce genre (Anzin, Krupp, Armstrong, etc.), ainsi que des grandes compagnies des chemins de fer, des mines de charbon, etc., — si les gouvernants se font quelquefois tirer l’oreille pour sonner la fanfare guerrière, n’y a-t-il pas cette prostituée — la grande presse — pour préparer les esprits à de nouvelles guerres, précipiter celles qui sont probables, ou, du moins, forcer les gouvernements à doubler, à tripler leurs armements ? Ainsi n’a-t-on pas vu en Angleterre, pendant les dix années qui précédèrent la guerre des Boërs, la grande presse, et surtout ses adjoints dans la presse illustrée, préparer savamment les esprits à la nécessité d’une guerre « pour réveiller le patriotisme » ? Dans ce but on fit flèche de tout bois. On publia à grand fracas des romans sur la prochaine guerre, où l’on racontait comment les Anglais, battus d’abord, faisaient un suprême effort et finissaient par détruire la flotte allemande et s’installer à Rotterdam. Un lord dépensa des sommes folles pour faire jouer dans toute l’Angleterre une pièce patriotique, trop stupide pour faire ses frais, mais nécessaire pour ces messieurs qui tripotaient avec Rhodes en Afrique. Oubliant tout, on alla même jusqu’à faire revivre le culte — oui, le culte — de l’ennemi juré de l’Angleterre, Napoléon Ier. Et depuis lors le travail dans cette direction n’a jamais cessé. En 1904, on avait même presque tout à fait réussi à lancer la France gouvernée en ce moment par Clemenceau et Delcassé, dans une guerre contre l’Allemagne — le gouvernement conservateur (lord Lansdowne) ayant fait la promesse d’appuyer les armées françaises par un corps d’armée anglais envoyé en Belgique ! Il se fallut de bien peu à ce moment pour que Delcassé, attachant à cette promesse risible une importance qu’elle n’a certainement pas, ne lançât la France dans une guerre désastreuse.

En général, plus nous avançons dans notre civilisation bourgeoise étatiste, plus la presse, cessant d’être l’expression de ce qu’on appelle l’opinion publique, s’applique à fabriquer elle-même l’opinion par les procédés les plus infâmes. La presse, dans tous les grands États, c’est déjà deux ou trois syndicats de brasseurs