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Et faute d’avoir compris que l’on ne fait pas marcher une institution historique dans le sens que l’on voudra lui indiquer, — qu’elle a sa marche à elle, — ils furent engloutis par l’institution.

Et cependant, dans ce cas, il ne s’agissait pas encore de modifier l’ensemble des rapports économiques dans la société. Il ne s’agissait que de réformer certains côtés seulement des rapports politiques entre hommes !

Mais après un échec si complet, en face d’une expérience si piteuse, on s’obstine à nous dire que la conquête des pouvoirs dans l’État, par le peuple, suffira pour accomplir la révolution sociale ! — que la vieille machine, le vieil organisme, lentement élaboré au cours de l’histoire pour broyer la liberté, pour écraser l’individu, pour asseoir l’oppression sur une base légale, pour égarer le cerveau en l’habituant à la servitude — se prêtera à merveille à de nouvelles fonctions ; qu’elle deviendra l’instrument, le cadre pour faire germer une vie nouvelle, pour asseoir la liberté et l’égalité sur des bases économiques, pour réveiller la société et marcher à la conquête d’un meilleur avenir !…

Quelle immense erreur !

Pour donner libre essor au socialisme, il s’agit de reconstruire de fond en comble une société, basée aujourd’hui sur l’étroit individualisme du boutiquier. Il s’agit, non seulement — comme on l’a dit quelquefois en se plaisant dans la vague métaphysique — de remettre au travailleur « le produit intégral de son travail » ; mais il s’agit de refaire en entier tous les rapports, depuis ceux qui existent aujourd’hui entre chaque individu et son marguillier ou son chef de gare, jusqu’à ceux qui existent entre métiers, hameaux, cités et régions. Dans chaque rue et dans chaque hameau, dans chaque groupe d’hommes réunis autour d’une usine ou le long d’une voie ferrée, il faut réveiller l’esprit créatif, constructeur, organisateur, afin de reconstruire toute la vie — à l’usine, sur le chemin de fer, au village, au magasin, dans l’approvisionnement, dans la production, dans la distribution. Tous les rapports entre individus et entre les agglomérations humaines sont à refaire, du jour même, du moment même où l’on touchera à l’organisation actuelle, commerciale ou administrative.

Et l’on veut que ce travail immense, qui demande l’exercice libre du génie populaire, se fasse dans les cadres de l’État, dans l’échelle pyramidale de l’organisation qui fait l’essence de l’État ! On veut que l’État, dont nous avons vu la raison d’être dans l’écrasement de l’individu, dans la haine de l’initiative, dans le triomphe d’une idée qui doit forcément être celle de la médiocrité, devienne le levier pour accomplir cette immense transformation !… On veut